Extraits de Enfance marine. Chapitres 1 et 2.
« Si je ne consultais que mes souvenirs, je pourrais dire que j’ignore à peu près totalement où je suis née. Rien n’existe de mon pays natal, quoique j’eusse près de quatre ans quand je le quittai. Je devais être d’intelligence peu éveillée, et d’une autre race, vraiment, que les enfants d’aujourd’hui qui emmagasinent des notations de grandes personnes dans leur cervelle de quatre ans. Toutefois, du fait même que rien ne pèse sur mes premières années, que tous souvenirs, toutes visions se sont effacées, je conclus que je ne suis pas née dans une ville. Il n’y a pas une voiture autour de moi, pas de rues, pas de murs ; ni cris, ni bruits, ni odeurs.
Il ne pouvait y en avoir : ma maison eut pour cadre la mer. Et la mer broya, dissipa cette maison dans ma mémoire. A peine si je puis, à force de m’interroger, ressusciter le trou béant et noir de la cheminée, la couleur rouge du rideau de lit, la tache lumineuse de la fenêtre. J’ai gardé l’impression précise de l’emplacement de cette cheminée et de l’orientation de la maison. Celle-ci tient debout par une façade qui s’éclairait rarement, et elle s’imprima dans ma mémoire quelque jour d’été où elle recevait du couchant un rayon de soleil.
Je cherche en vain la vision de la mer. Est-ce parce que la maison lui tournait à peu près le dos, et que de l’intérieur on ne pouvait la voir qu’à marée haute, quand elle remplissait le marais sous la fenêtre ? La maison servit-elle d’écran entre moi et la mer ?
Je ne conclurai cependant pas qu’il m’est bien indifférent d’être née là ou ailleurs. Je réclame ce berceau en forme de vague. Je pris racine dans ce sable, ce vent, cette mer. J’en eus conscience. Le cadre n’a pas marqué par sa couleur, son volume, sa surface, tout ce qui est caractéristique extérieure. Il m’a laissé l’impression d’une immensité qui ressemble à du vide. Je fus moi-même un grain de sable qui tentait de se soulever, de se dresser à la hauteur des chardons et des daturas, roulait parmi les coquillages et se laissait éclabousser par le flot montant. La mer, le sable, le vent se logèrent en moi, formèrent la provision initiale à l’âge où l’on cherche une première nourriture.
Ce fut la mer que sucèrent mes sens. Si on me la retire, avec l’espèce de toile à quoi elle s’appuyait, grise ou bleue et qui devait être le ciel, les champs plats, nus, poudroyants, immenses qui la prolongeaient et ne laissèrent aucune image visuelle, on me supprime mon enfance, on détruit l’impression de langes lumineux dans lesquels je fus roulée. On n’eût pu dire de loin où commençait la mer, où s’arrêtaient les champs : on ne sait où commence une enfance marine.
La maison m’avait laissée partir seule… Elle s’était refermée intacte sur une enfance ainsi qu’un sillon sur une semence. La grande lumière de l’espace tombait sur moi et tous les sels de l’Océan épuraient l’air. »